Mercredi dernier nous entrions en Carême. L’année dernière nous avions vécu ce temps de préparation à Pâques sous le signe de la migration. Et cela avait beaucoup de sens car l’origine de notre Carême c’est précisément la pérégrination de Jésus pendant 40 jours dans le désert de Judée, elle-même fondée sur les 40 ans passés par les fils d’Israël dans le désert du Sinaï et les plaines de Moab après qu’ils eurent émigré d’Egypte.
Cette année, je vous le disais mercredi, le thème de notre Carême sera la réparation. Réparer afin de sortir de ce que le pape François appelle « la civilisation du déchet » dans laquelle plutôt que de réparer, on jette ! Et notre planète, notre société est polluée par l’amoncellement des déchets.
Et cela ne concerne pas seulement le monde matériel. Comme le faisait remarquer l’écrivain Houellebecq dans « Extension du domaine de la lutte », la frénésie de consommation s’étend aussi au domaine des relations et notamment des relations intimes. Dans ce domaine-là aussi que de déchets, que de gâchis ! Pour commencer par le commencement, et faire les choses dans l’ordre, la première relation à réparer est notre relation à Dieu. Mercredi dernier, dans l’Evangile, Jésus nous donnait des outils pour réparer : le jeûne, la prière et l’aumône et la manière de les utiliser : « Dans le secret, là où le Père nous voit et nous le revaudra ». Dans l’évangile de ce dimanche, Jésus nous montre l’exemple : à travers les tentations qu’il surmonte nous comprenons mieux comment se servir de ces outils. Nous comprenons mieux comment grâce à eux nous pouvons avec Jésus, rétablir la configuration et les réglages d’origine, car il y a eu la brisure originelle… Les Juifs appelle cela shvirat kelim (le bris des instruments) et tout le rôle des justes consiste à collaborer au tikoun ‘olam (réparation du monde).
Saint Paul que nous avons entendu dans la deuxième lecture appelle cela quant à lui : passer du Vieil Adam au Nouvel Adam. Adam placé par Dieu dans un jardin en Eden et Jésus, le Nouvel Adam, poussé par l’Esprit au désert. Saint Paul fait le lien: « A cause d’un seul homme, par la faute du seul Adam, la mort régné; mais combien plus, à cause de Jésus Christ et de lui seul, régneront-ils dans la vie, ceux qui reçoivent en plénitude le don de la grâce qui les rend justes ». Qu’est-ce à dire ? Prenons encore quelques instants, si vous le voulez bien, pour contempler chacune des trois tentations auquel Jésus fut confronté par le démon et comprenons comment Il nous enseigne à nous comporter non plus selon le vieil homme mais selon l’homme nouveau, selon l’homme intérieur qu’Il ressuscite en nous.
La première épreuve concerne la manière dont nous répondons à cette soif de « toujours plus » qui nous habite. Au lieu de la verticaliser, le Vieil Adam a cherché à l’assouvir de manière horizontale oubliant le Donateur de tout bien. Nous aussi sommes tentés par des désirs de consommation en tout genre, mais est-ce là que nous serons vraiment comblés ? Regardons Jésus: il aurait pu « ordonner aux pierres de devenir du pain » mais il préfère subordonner toute satisfaction immédiate à l’accomplissement de la volonté du Père. Comme il le dira à ses disciples dans l’épisode de la Samaritaine: « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas » (Jn 3,32). Cette nourriture inconnue c’est l’accomplissement de la volonté du Père. Et si notre jeûne de ce Carême nous permettait de mettre une sourdine aux piaillements de nos désirs ? Nous pourrions ainsi écouter davantage la douce voix du Père qui sait, Lui, ce qui peut réellement nous satisfaire.
La deuxième épreuve concerne la tentation de « faire le dieu »; elle concerne le rapport de l’homme à sa condition. Adam a succombé à cette tentation d’être « comme des dieux » et s’est retrouvé nu comme un ver ! Nous aussi sommes tentés d’ignorer tout ce qui pourrait nous rappeler la précarité de notre condition, fuyant tout contact avec la pauvreté, la maladie, la mort. Nous lançant dans la course au transhumanisme, à l’homme augmenté. Mais dans cette fuite de nous-mêmes, nous ne faisons qu’accroître l’angoisse. Regardons Jésus: il aurait pu faire le saut de l’ange depuis le pinacle du Temple mais il préfère « ne pas mettre à l’épreuve le Seigneur, (son) Dieu ». Lui qui ayant volontairement pris la condition de serviteur « ne retint pas comme une proie à saisir le rang qui l’égalait à Dieu » et s’est dépouillé lui-même (Ph 2,6). C’est pourquoi Dieu l’a revêtu de la gloire qui était la sienne dès avant la fondation du monde. Et si notre aumône de ce Carême nous donnait l’occasion, comme nous y invite le prophète Isaïe de ne pas nous « dérober devant ceux qui sont notre propre chair » (Is 58,7). Nous pourrions rencontrer ceux – pauvres, malades, souffrants – en qui Jésus nous dit qu’il a caché pour toujours la gloire de sa présence.
La troisième tentation concerne la volonté d’exercer le pouvoir comme une domination et non comme un service de collaboration à l’œuvre de Dieu. Adam avait reçu du Créateur autorité sur toutes choses (Gn 1,28) mais en voulant l’exercer sans reconnaître l’autorité première de Dieu sur lui, il en fut réduit à « manger son pain à la sueur de son front » (Gn 3,19). Nous aussi sommes tentés de faire sentir durement à ceux qui nous entourent la parcelle de pouvoir que nous détenons sur eux : « Les chefs des païens commandent en maître et les grands font sentir leur pouvoir. Entre vous, il ne doit pas en être ainsi » (Mt 20,25-26). Regardons Jésus: il transpire au soleil du désert mais refuse d’exercer son autorité en dehors de l’adoration de Dieu. Un jour il recevra de lui tout pouvoir (Mt 26,18). Et si notre prière d’adoration durant ce Carême nous permettait de gagner en véritable autorité en nous revêtant des humbles sentiments qui sont dans le Christ Jésus vis-à-vis de ceux qui nous sont confiés.
Aujourd’hui, Jésus part au désert et nous invite à sa suite par la pratique du jeûne, de l’aumône et de la prière. Seigneur Jésus, puissions-nous comme toi recevoir notre satisfaction dans l’accomplissement de la volonté du Père, puissions-nous accueillir notre propre pauvreté et celle de notre semblable comme une chance pour la rencontre, puissions-nous recevoir de toi un cœur doux et humble pour nous mettre au service.
Komen