L’évangile de ce dimanche nous présente Jésus face à la Loi de Moïse et son enseignement à ce sujet : je ne suis pas venu abolir mais accomplir. Il résonne dans le contexte socio-politique multiple de ce mois de février : de nouvelles révisions des lois bioéthiques par les états, des guerres sans fin où sont utilisées des armes de plus en plus violentes, une crise écologique où nous peinons tellement à poser ( ou imposer) des limites aux comportements écocides.
Il est sans doute bon de se rappeler que, dans la Bible, la Loi est liée au don de la Création et à son respect. Comme le montre Gn 2,16-17, il y a une « loi du don » : en effet, recevoir ceci, ce n’est pas recevoir cela ; et si celui qui reçoit une bouquet de roses s’en sert pour frapper son voisin au visage, il ne respecte pas le don qu’il a reçu, la « loi du don » inscrite dans l’être-même des choses. La Loi rappelle à l’homme qu’il n’est pas, à lui seul, le tout. En lui imposant des limites, elle l’ouvre à l’altérité et à la rencontre. La Loi est pour ainsi dire le « mode d’emploi de la vie », ainsi que l’indiquent les trois explicitations de Jésus qui concernent successivement des éléments fondamentaux de la vie humaine : le meurtre - la vie & la mort ; l’adultère - les alliances que les êtres humains tissent entre eux, berceaux de vies nouvelles ; et les serments - la qualité de nos paroles par lesquelles nous faisons avancer l’histoire. Enfin, la loi n’a pas sa finalité en elle-même – ce serait du légalisme. Le psaume que nous avons entendu le montre clairement : La vie selon la Loi est dynamique, elle est une marche – heureux les hommes intègres dans leurs voies / qui marchent selon la loi du Seigneur ; et sa finalité n’est rien moins que la rencontre de Dieu – heureux ceux qui gardent ses exigences / ils LE cherchent de tout cœur.
Dans ce cadre, lorsque Jésus vient accomplir la Loi, il vient en réalité la remplir de son visage et de sa présence. L’accomplissement de la Loi n’est pas un système de valeurs, c’est le Christ lui-même. Il nous révèle les visages que cache la Loi tandis que cette dernière nous pousse à nous tourner vers Lui. Cela est assez clair avec la parole sur l’interdit du meurtre. Tandis que la Loi disait : tu ne commettras pas de meurtre (sans autre précision), Jésus précise : tout homme qui se met en colère contre son frère… (ici la « victime » est clairement nommée, il s’agit d’un frère). En effet, tuer, c’est toujours tuer quelqu’un, quelqu’un qui a un visage et une histoire, quelqu’un que le Christ veut rencontrer et auquel il veut pouvoir être identifié. Même si les débats éthiques autour des questions du commencement et de la fin de la vie sont délicats et complexes, on comprend ce qui anime la voix de l’évangile et celle de l’Eglise lorsqu’elles prennent position contre l’avortement et l’euthanasie. En disant, tu ne tueras pas, l’évangile révèle que l’enfant dans le sein de sa mère a un visage et il lui prête une voix, de même que le vieillard qui a perdu toute capacité d’interaction avec son environnement. Ce sont ces visages cachés que le Christ est venu révéler, des visages de frères et de sœurs que la Loi cherche à protéger en prenant le parti des sans-voix et des plus démunis.
Il est vrai que le respect intégral de la Loi est très difficile à mettre en pratique. Qui de nous pourrait dire qu’il ne défaille à aucun des commandements de la Loi de Dieu ? Mais justement, face à nos propres limites que la Loi nous révèle (parfois de manière très confrontante), il nous est toujours possible de nous tourner vers le visage du Christ et de lui adresser ce cri : « Seigneur, sauve-moi ! ». Ainsi, l’accomplissement de la Loi ne peut se réaliser qu’avec et dans le Christ et non pas en nous-mêmes. A l’inverse, il n’est pas étonnant qu’un monde sans Dieu devienne rapidement ou bien un monde sans Loi (et sans visage) et bien un monde tyrannique.
Un second point attire notre attention ce matin : pourquoi, après avoir illustré son propos au sujet des interdits du meurtre et de l’adultère, Jésus est vient-il à parler des serments ? Ne s’agit-il pas de coutumes archaïques et dépassées ? En réalité, un serment est une manière de donner du poids à sa parole en y engageant plus que soi-même. Si l’on revient au premier péché (tel que raconté en Gn 3), on remarque qu’à l’origine de la transgression, il y a un conflit entre deux paroles : celle de Dieu et celle du serpent. Parole contre parole. Pourquoi celle du serpent l’a-t-elle emporté ? En interdisant le serment, le Seigneur veut sans doute empêcher toute surenchère dans l’usage de nos paroles de manière à ce qu’un discernement soit toujours possible, malgré le brouillage originaire. Il me semble en outre que cette mise en garde contre les serments apporte un éclairage original sur le système ultra-libéral dans lequel nous vivons avec, comme moteur, le progrès technique. N’y a-t-il pas là, « au cœur du système », une forme de serment que nous avons accueilli sans mot dire : « je le jure par l’avenir, tout ira pour le mieux, on trouvera toujours une solution » ? Oui, il semble bien que nous avons hypothéqué sur les générations à venir mais sans garantie que ces promesses se réaliseront. Pourquoi en effet poser une limite à nos comportements, si nous pouvons jurer sur les suivants que tout ira mieux pour eux ?
Pour le dire à partir d’un autre référentiel culturel, il semble bien que l’antique mythe de Dédale et d'Icare soit en train de se réaliser. Dédale est cet inventeur fou qui trouve toujours une solution (technique) aux problèmes qui se posent. Pasiphaé veut-elle s’unir à un taureau ? Il lui fabrique une statue de vache à l’intérieur de laquelle elle pourra se glisser pour assouvir sa passion ! Le monstre qui naît de cette union est à cacher ? Dédale invente le fameux labyrinthe ! Faut-il plus tard s’échapper du labyrinthe ? C’est là qu’il réalise le rêve de tout homme : voler en fixant des plumes sur son corps avec du fil et de la cire ! Fasciné par ses réalisations techniques qui semblent donner raison au serment secret de l’ultra-libéralisme, notre époque pourrait bien réaliser de plus en plus de monstres qu’il lui faut à présent cacher dans un labyrinthe législatif de plus en plus complexe, mais dont l’un des effets les plus diaboliques est de diluer complétement le sens des responsabilités. Mais surtout c’est la suite du mythe qui devrait nous faire réfléchir. En effet, au moment de s’envoler, Dédale a beau donner des instructions très strictes à son fils Icare – « suis-moi, imite-moi, ne vole ni trop haut, ni trop bas » – ce dernier, fasciné par sa propre capacité, finit par se brûler les ailes et être englouti dans la mer[1]. Aussi génial fut-il, Dédale n’a pas su être un père ; dans l’assurance de son génie, il ne lui a pas transmis les « lois de la vie ». A l’inverse, c’est précisément de filiation et de paternité dont il est question au cœur du Sermon sur la montagne dont nous venons de méditer la première partie : ainsi vous serez les fils de votre Père qui est aux Cieux. Comment en vérité, deviendrons-nous d’authentiques pères et mères de la génération suivante si nous n’apprenons pas d’abord à être des fils et filles du Père des Cieux, en obéissant à sa Loi et en cherchant son Visage ?
[1] Cf. Ovide, Métamorphoses VIII, 200-230 : « En même temps, il [Dédale] enseigne à son fils cet art qu'il vient d'inventer : "Icare, lui dit-il, je t'exhorte à prendre le milieu des airs. Si tu descends trop bas, la vapeur de l'onde appesantira tes ailes; si tu voles trop haut, le soleil fondra la cire qui les retient. Évite dans ta course ces deux dangers (…) Imite-moi, et suis la route que je vais parcourir" (…) Telle une tendre mère instruit l'oiseau novice encore, le fait sortir de son nid, essaie et dirige son premier essor. Dédale exhorte Icare à le suivre; il lui montre l'usage de son art périlleux (…) Ils se trouvaient à la droite de Lébynthos et de Calymné, lorsque le jeune Icare, devenu trop imprudent dans ce vol qui plaît à son audace, veut s'élever jusqu'au cieux, abandonne son guide, et prend plus haut son essor. Les feux du soleil amollissent la cire de ses ailes; elle fond dans les airs; il agite, mais en vain, ses bras, qui, dépouillés du plumage propice, ne le soutiennent plus. Pâle et tremblant, il appelle son père, et tombe dans la mer (...) Son père infortuné, qui déjà n'était plus père, s'écriait cependant : "Icare ! où es-tu ? Icare ! dans quels lieux dois-je te chercher ?"
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