Aujourd’hui, c’est le dimanche du Bon Pasteur et c’est aussi la fête des mères. Aujourd’hui, les bombes continuent de tomber sur l’Ukraine et aujourd’hui une famille d’ici est en deuil : mardi, elle enterra son enfant, décédé à l’âge de 20 ans. C’est le tissu de nos vies. Chacun pourrait le préciser. Y ajouter bien plus de joie – la joie d’être avec ses amis, d’aller au cirque, de chanter, la joie de préparer des examens, de voir venir les camps d’été ; ou plus de peines encore - car la maladie est là qui frappe aux portes des maisons, car des familles se déchirent, des critiques et des refus nous sont adressés, des fidélités se brisent, etc. Mais c’est précisément parce que la vie est si complexe, si dense et si mystérieuse, parce que nous avons tellement de difficultés à en démêler les fils que nous pouvons accueillir la Parole du jour comme une extraordinaire consolation : je suis le Bon Pasteur.
Dans le très bref passage d’évangile que nous venons d’entendre, je vois trois choses caractérisent ce Pasteur : (1) il connaît ses brebis ; (2) il leur donne la vie éternelle ; (3) il est en communion avec le Père.
(1) Tout d’abord, le Bon Pasteur connaît ses brebis. Un peu plus haut, Jésus a même dit : il les appelle chacune par son nom. Il est impressionnant de voir à quel point nous avons besoin d’être connu, compris et reconnu. La question : « qui suis-je ? » n’est pas simple à répondre. Encore moins celle qui scrute notre valeur. Non seulement : « Qui suis-je ? » mais : « Qui suis-je pour les autres ? » Est-ce que je vaux quelque chose ? Est-ce que je suis vraiment quelqu’un ? Quelqu’un d’aimable ? Quelqu’un d’aimé ? Quelqu’un de fort, quelqu’un de bien, quelqu’un d’utile ? Est-ce qu’on pense à moi ? Est-ce que je suis une cause de joie ? Ces questions sont insatiables. On a l’impression que ni le regard bienveillant des parents, ni celui complices des amis, ni même le regard amoureux et parfois admiratif d’un chéri ne suffisent à apaiser cette inquiétude qui ronge le cœur. En fait, nous sommes une énigme à nous-mêmes : de manière très paradoxale, nous avons à la fois très peur tout en étant très désireux de nous ouvrir complètement au regard d’un autre, de pouvoir être enfin connu, compris et aimé, tel que nous sommes. Et c’est là que Jésus est vient dans le monde pour apporter au monde ce regard dont le monde avait tellement besoin et que l’évangéliste St Marc a su recueillir quelque part : Jésus posa sur lui son regard et se mit à l’aimer. Voilà ce qu’il y a derrière cette simple phrase : le Bon Pasteur connaît ses brebis –comme pour nous dire : « Je sais qui tu es et je sais ce que tu vis. Je te comprends. Ne t’inquiète pas. Je suis là avec toi et je serai toujours avec toi. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur ni tes peurs, ni de tes souffrances, ni de tes contradictions, ni même de tes mensonges. En fait, j’ai donné ma vie pour toi ».
(2) Voilà le deuxième point : le bon Pasteur donne la vie éternelle. Sans doute avez-vous remarqué cette phrase très étonnante du livre de l’Apocalypse : ils ont lavé leurs vêtements dans le sang de l’Agneau ! Comment est-ce possible ? Eh bien, le vêtement indique la dignité, cette fameuse dignité de toute personne humaine si souvent bafouée aujourd’hui, cette dignité qui dit simplement : « Si si, tu es quelqu’un, tu as le droit d’exister, d’ailleurs, tu es unique ». Souvent, on cherche sa dignité en soi-même : on se regarde dans le miroir, on s’invente des stories, on développe des aptitudes, etc. Mais, ce faisant, on risque d’oublier l’essentiel que nous révèle l’Ecriture : ce qui lave ton vêtement, ce qui confère à ta personne sa valeur absolue et inviolable, c’est que Jésus, le Fils de Dieu, a déjà donné sa vie pour toi. Telle est peut-être la grande épreuve : apprendre à se recevoir de Dieu, à exister et à s’aimer à partir de Dieu, à regarder ce sang qui a été versé et à l’entendre dire : « je t’ai aimé le premier. Ne piétine jamais cet amour, ni le tien, ni celui des autres. Écoute ce cœur qui bat, il bat (il se bat) pour toi ».
(3) Ainsi la vie dont nous parle la foi, la fameuse « vie éternelle », vient d’une relation. Elle est relation, la relation à Dieu. Personne n’a cette vie en lui-même. Les hommes sont comme des smartphones : plus ils semblent intelligents, plus ils se déchargent rapidement – au risque parfois de se couper totalement de Dieu - par orgueil, par suffisance, par ignorance – et ainsi de perdre la vie. C’est pourquoi, le mystère de cette vie a besoin d’être annoncé, comme nous l’avons entendu dans la première lecture. Paul et Barnabé se sont donné de la peine car le message qu’ils portaient était trop important. Jésus, le Fils bien aimé du Père est par excellence, celui qui est totale relation à son Père : le Père et moi, nous sommes UN. Voilà le troisième point. C’est le secret de Jésus, le secret de tout pasteur, le secret de toute communauté désireuse d’apporter la consolation au monde.
J’ai relu ces jours de brefs poèmes qu’un jésuite, professeur d’Ecriture Sainte à Rome, a écrit au sujet de la Ville éternelle. L’un d’eux évoque la figure de Grégoire le Grand, ce Pape de la fin du VIe siècle et qui peut être considéré comme un modèle éminent de charité pastorale. Voici le poème :
« DEUX CHOSES AUJOURD’HUI me préoccupent, annonça Grégoire au peuple rassemblé ; la vision d’Ézéchiel est bien difficile à commenter ; les barbares sont aux portes de Rome. On le voudrait toujours ainsi le successeur de Pierre : penché sur les vieux textes, le regard affûté urbi et orbi. Glanant dans le grec et dans l’hébreu une réponse inspirée à l’urgence du jour[1] ».
En ce dimanche, de l’intérieur même du tissu si complexe de nos vies, dans l’urgence du jour, puissions-nous dire avec foi : « Conduis-moi, Seigneur, aux sources de la vie ». Prions les uns pour les autres (les prêtres, les catéchistes, les animateurs pastoraux, les chefs scouts, les parents) : que nous soyons témoins de la mission pastorale du Christ qui veut connaître chacun par son nom. Et prions pour que l’Église soit assez maternelle et assez généreuse pour donner encore et encore des prêtres au monde.
[1] Jean-Pierre Sonnet, Le Messie aux portes de Rome (éd. Le Taillis Pré, 2017).
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