L’Église, Cana et la Cananéenne ou "le principe marial" au cœur de l’Église
Ô femme, grande est ta foi ; qu’il advienne pour toi comme tu veux. En méditant cet évangile, il m’est venu un rapprochement, un peu saugrenu, avec une autre page bien connue : « les noces de Cana ». Non pas en raison du jeu de mot irrecevable entre « Cana » et « Cananéenne » (Κανά / Χαναναία), mais pour des raisons plus profondes que j’aimerais reprendre avec vous. Puisque c’est encore l’été, nous avons bien le droit de voyager un peu… Et, ce faisant, ce sera l’occasion d’approfondir ce que les théologiens appellent le « principe marial » de l’Église, en vis-à-vis de son « principe pétrinien ». Non pas dans le sens de revendications ecclésiales véhémentes (c’est parfois cela que l’on entend aujourd’hui) - car Marie, pas plus que la Cananéenne, ne revendique rien ; mais plutôt, sous la forme d’une foi étonnante. Le « principe marial » de l’Eglise qui jaillit de ces textes est, en effet, une foi audacieuse, subtilement intelligente, une foi qui unit si profondément les êtres qu’elle permet au salut de Dieu de rejoindre tous les hommes et toutes les femmes de ce monde, même les plus éloignés. Regardons cela.
Une foi audacieuse
1. Tout commence par une initiative. À Cana, nous connaissons les paroles de Marie à Jésus : ils n’ont plus de vin. Ici, de même, c’est la femme qui – sortant de chez elle, allant à la rencontre d’un étranger, utilisant le vocabulaire d’une autre religion que la sienne – ose présenter sa demande : prends pitié de moi, Seigneur, fils de David, ma fille est tourmentée par un démon. Ces femmes sont attentives au manque, aux souffrances qui les entourent et, aussitôt, sans qu’on ne leur est rien demandé, elles font état de cette souffrance au Seigneur. Il arrive parfois que des personnes disent : « je n’ose pas demander, j’ai peur d’être déçu ». Cela se comprend… surtout lorsqu’il s’agit de présenter des manques ou des blessures, ce qui nous rend vulnérables. Aujourd’hui pourtant, l’évangile nous encourage à l’audace et à l’initiative de la foi. La femme ne dit pas seulement : « prends pitié de ma fille » mais : prends pitié de moi. Et cela aussi fait partie de son audace. L’audace de dire la vérité, l’audace de l’humilité. « Oui, moi aussi j’ai mal. Ma fille souffre ; et moi, je souffre avec elle, et toi, Seigneur, prends pitié ».
Une foi subtilement intelligente
2. La réaction de Jésus est vraiment étonnante. À Cana : Quoi entre toi et moi, femme ; mon heure n’est pas encore venue. Jésus renvoie à son Heure, celle de la Croix. C’est là en effet que seront célébrées les vraies noces ; là que de son sein couleront du sang et de l’eau, là que le vin deviendra son sang versé pour la multitude. Bref, c’est à l’heure de la Croix qu’il comblera tous les manques, non seulement ceux de vin, mais encore la soif de justice, de vérité et d’amour. Quand j’aurai été élevé de terre - dit Jésus, j’attirerai à moi tous les hommes.
Face à la Cananéenne, la réaction de Jésus est plus lente encore, la mise à distance plus profonde. D’abord, le silence ; ensuite : Je n’ai été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d’Israël ; enfin : Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. En fait, une seule chose préoccupe Jésus : faire la volonté du Père. Lui, le fils de David, le roi-berger, reçoit ses brebis de son Père, il ne se donne pas sa mission à lui-même. Bien sûr, il connaît la prophétie d’Isaïe : ma maison s’appellera « maison de prière pour tous les peuples », mais comment cela va-t-il se faire ? Est-ce en ouvrant simplement les portes à tout le monde - mais la maison de prière ne risque-t-elle pas de devenir une caverne de brigands ? Ou alors, en commençant d’abord par la conversion d’Israël - au risque que leur refus de croire devienne pour les autres occasion de miséricorde, comme le dit St Paul ? Ou encore, en offrant lui-même sa propre vie ? Si donc Jésus se tait, c’est qu’il est face à un dilemme, comme lors de l’accusation de la femme adultère ou de son propre procès. Répondre immédiatement à la femme, ce serait désobéir à la volonté de Dieu ; la renvoyer (ce que d’ailleurs proposent les disciples, ils l’ont facile eux : renvoie la, ce qu’ils avaient déjà suggéré au sujet des foules affamées), la renvoyer, donc, ce serait être sans pitié ou, pire, faire le jeu du diable qui divise les gens : « chacun chez soi et débrouillez-vous » ! Face à ce dilemme Jésus se tait et il attend.
Ce silence est une expression éloquente de la « foi de Jésus », tout recueilli en lui-même, dans la volonté du Père. J’y vois aussi le risque de toute prière, celui, justement de ne recevoir en retour qu’un silence. En faisant le pari de la relation, la femme a pris ce risque. Quelque chose lui résiste. Une distance se creuse. Ce n’est pas le « tout, tout de suite, sans limite ni condition » que l’on attend des idoles. Et j’ajouterais que ce silence nous montre qu’on ne peut pas faire l’économie de la théologie : scruter, précisément à partir du silence de l’homme, le grand mystère de Dieu.
Mais la femme insiste, il faut dire quelque chose. Il n’est pas bon de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. Tout à coup, on a l’impression qu’ici, tout comme à Cana, le problème de fond est celui d’un manque. « Si je donne aux petits chiens, les enfants n’auront plus rien ; s’il n’y a plus de vin, comment poursuivre les noces ? » Marie avait devancé le manque ; la Cananéenne, de son côté, semble réclamer sa part. En réalité, sa réaction est en tout point admirable : Oui, Seigneur, et, en effet, les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Deux choses.
Premièrement, son acquiescement marial. Oui, Seigneur. De même que Marie à Cana s’en était remise à la parole de Jésus (ce qu’il vous dira - dit-elle aux serviteurs - faites-le) ; de même qu’à l’Annonciation, elle avait offert son fiat, de même, ici, la Cananéenne fait l’hommage de sa liberté. Si la foi est audacieuse, elle ne s’acharne pas, ni ne revendique quoique ce soit, car Dieu n’est pas un adversaire à vaincre mais un partenaire avec qui entrer en alliance.
Deuxièmement, sa découverte géniale et stupéfiante. En acquiesçant avec foi à la métaphore proposée par Jésus – celle des enfants, du pain et des petits chiens – elle voit quelque chose que seule la foi permet de voir : il y a des miettes ! C’est exactement l’inverse du péché originel. Tandis que bassinée par la voix du serpent, Ève ne voyait plus que le manque – n’est-ce pas d’ailleurs cela le jeu du diable qui tourmente sa fille ainsi que nos jeunes générations : « Dieu est contre nous, libère-toi de toute détermination, transgresse les interdits, etc. » ? – la femme, elle, dans son humble acquiescement à la parole de Jésus, voit ce que personne n’avait vu avant elle, il y a des miettes ! C’est cela l’intelligence de la foi.
Une Eglise mariale sera une Église audacieuse, entreprenante, et aussi une Eglise du oui. Et c’est seulement dans cette humble remise de soi à Dieu et à sa volonté qu’elle entreverra les chemins où chacun trouvera le salut.
Une foi qui unit
3. Et sa fille fut guérie à partir de cette heure-là. Ce qui est absolument remarquable, c’est que la fille est guérie alors qu’elle a été absente de tout le récit et qu’aucune parole n’a été dite à son sujet. Ainsi la foi apparaît comme le lien le plus profond qui unit les êtres entre eux, capable de franchir les distances, de « courber l’espace », d’accélérer le temps. De même qu’à Cana, ici aussi, il est question de l’Heure. Mon heure n’est pas encore venue, avait dit Jésus, et pourtant il manifesta sa gloire ; et, à présent : à partir de cette heure-ci, la fille fut guérie. Nous pensons souvent que pour aller plus vite, il faut éliminer les obstacles, dire « non » à tout ce qui nous entrave. En réalité, seul le « oui » de la foi accélère le temps. Le péché originel fut un péché d’impatience ; le « oui » de Marie nous donna le salut.
Ô Femme, grande est ta foi. Audacieuse et entreprenante, obéissante et intelligente, la foi est la substance même de la vie de l’Eglise. Si le Pape François, lors des JMJ de Lisbonne, a fait scander par plus de 1 500 000 jeunes que, dans l’Eglise, il y avait de la place pour tous – todos, todos, todos[1] – je pense que cela ne se réalisera véritablement qu’en intégrant ce « principe marial » aussi bien dans nos réflexions que dans nos pratiques : audace, intelligence du oui, confiance qui unit et qui guérit. Amen, amen, alléluia.
[1] Cérémonie d’accueil, discours du Saint Père, Parc Eduardo VII (Lisbonne), Jeudi 3 août 2023, disponible sur : https://www.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2023/august/documents/20230803-portogallo-cerimonia-accoglienza.html
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