Jamais le carême n’a mieux porté son nom que cette année-ci : la grande retraite de l’Église. Maintenant que toutes les activités paroissiales sont tombées à l’eau, que reste-t-il sinon l’essentiel ? Les circonstances nous contraignent à cette retraite ; ou, plus positivement, elles nous en donnent l’occasion et le loisir.
L’opportunité, en effet, nous est offerte de prier davantage et plus intensément. Est remis à l’honneur ce souci de l’autre autant que de soi, souci que nous appelons l’amour fraternel. Cet amour a besoin d’attention, de vigilance. L’omission, la légèreté, le manque de discipline lui sont une blessure. Enfin, et c’est sans doute le plus important à mes yeux, nous redécouvrons que le Carême est un TEMPS LITURGIQUE : un temps que nous célébrons, un temps à travers lequel le Christ veut marquer la vie des siens.
Au milieu de cette époque agitée et pleine d’inquiétudes, la liturgie se déploie pacifiquement. Son mouvement paisible et ordonné traduit la détermination du Ressuscité à nous associer à sa pénitence pour nous en donner le fruit. Alors faisons un rappel du parcours de la liturgie du carême ! Dès le début, le mercredi des cendres nous avait éveillés à cette vérité que nous chassons volontiers de nos têtes : nous sommes mortels ! Le riche, comme le pauvre ! « Souviens-toi, homme, que tu es poussières ; et que tu retourneras en poussière ! ». Ensuite, ce fut l’épisode mystérieux du séjour du Christ au désert : il jeûna ; il eut faim ; il fut tenté. Vainqueur de la ruse démoniaque, le voilà servi par les anges : le désert était redevenu un paradis.
Le dimanche suivant, la Transfiguration nous révélait la communion, par delà la mort, entre le Christ et ces deux autres grands jeûneurs que sont Moïse et Élie. C’est sur cette montagne du Thabor que fut renversé ce proverbe : « Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ». À l’inverse, le jeûne veut être une promesse : celle d’être victorieux de la mort. C’est sur cette montagne que fut fondé le culte en esprit et en vérité que Jésus évoquait lors de sa conversation avec la Samaritaine. À cette femme - une païenne aux mœurs dépravées - il avait fait jaillir dans son cœur la soif de l’eau vive. Il indiquait ainsi à tous les hommes qu’ils peuvent renaître dans le baptême. Grâce à lui, leurs vies se soulèvent et se tournent résolument vers les réalités d’en-haut.
Aujourd’hui, nous entrons encore plus profondément dans le mystère de la régénération baptismale. L’aveugle de naissance a recouvré la vue, oui ! Mais il lui a fallu obéir - et si je puis dire : obéir aveuglément - à l’ordre de Jésus : « Va te laver à la piscine de Siloé. » Il fallait que cet aveugle mît cette parole en pratique, sans comprendre le sens de cette boue appliquée sur ses paupières, sans réaliser beaucoup plus que des yeux imprégnés de terre doivent être lavés…Pourtant, l’aveugle, en obéissant, avait commencé à voir, à voir de cette lumière qu’on appelle la foi. Et cette lumière est suffisante en cette vie pour savoir comment orienter nos pas, pour connaître ce qu’il faut faire pour donner du poids à nos existences. Cette foi - nous le voyons - conduit à la clarté. Je veux dire : à saisir dans le geste de Jésus l’accomplissement du geste créateur, à voir cette main qui autrefois façonna l’être humain à son image à partir du limon. La main créatrice s’ouvre à nouveau pour réparer la créature abîmée, pour la recréer. Voilà ce qu’est la régénération baptismale : une nouvelle création de l’homme. Voilà l’objectif de ce carême : renouveler l’homme à l’image de Dieu. Voilà ce à quoi Jésus a œuvré en rendant la vue à l’aveugle-né. C’est ce que nous aurons la joie de célébrer pour les catéchumènes quand les circonstances nous le permettront. C’est à cette oeuvre que convergent nos efforts pendant ces quarante jours.
Frères et sœurs, je vous ai dit ces quelques mots pour vous éveiller au mystère qui s’accomplit au cours de ce temps de préparation à Pâques.
Peut-être vous semblent-ils un peu étranges. Comment en effet mesurer l’action de Dieu ? Et puis, par une sorte de réflexe généreux et bien humain, ne pensons-nous pas tout d’abord à ce que nous avons à faire ? Enfin, n’est-ce pas le propre de la culture occidentale d’estimer les choses en terme d’efficacité et d’utilité ?
Or la liturgie ne fait que proclamer la vigueur de l’action divine ! Elle est un démenti formel de cette impression, que nous pouvons avoir, du manque de fécondité de nos efforts. Voilà pourquoi elle nous régénère : la pénitence n’est pas fatigante pour celui qui la pratique, enraciné dans la liturgie, parce que, en elle, nous réalisons que le Christ est l’artisan du Carême. La vraie efficacité de la liturgie - car celle-ci est puissante et efficace - ne vient pas des hommes, mais de ce que Jésus a déjà réalisé au milieu d’eux, durant les jours de sa vie mortelle, et qui s’applique maintenant à ceux qui lui emboîtent le pas.
Le plus grand défi, c’est simplement de croire ! Croire comme l’aveugle l’a fait avant nous, croire d’une foi vive qui a l’audace de la cohérence entre la parole et l’action : une foi qui décide de faire ce que Jésus demande pour être sauvé. Ainsi l’homme commence-t-il à marcher sur le chemin de la lumière. Ainsi se construit un attachement opiniâtre au Christ. Il le faudra bien ! Déjà s’approchent les jours de la Passion. Bientôt ce seront les ténèbres. Ce ne sera plus l’heure de faire un progrès, mais de tenir bon.
Oui ! Tenons bon ! Quand l’épidémie sera passée, puissent les hommes et les femmes de notre temps avoir la force et la détermination de construire un monde plus juste et plus fraternel, comme ils en avaient formé le désir après le dernier conflit mondial. Puissent ces événements nous engager à donner le même effort quand il s’agira de lutter pour la préservation de notre planète. Et ce sera un effort de longue haleine. Puissions-nous faire l’expérience que les hommes sont plus heureux à lutter ensemble dans la même épreuve qu’à nourrir leurs intérêts égoïstes. C’est dans la patience du Seigneur qui offre sa vie pour la multitude que nous trouverons notre inspiration.
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