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"Vivre selon le don" I XVIIIème dimanche du Temps ordinaire I p. Sébastien Dehorter I 01/08/2021




D’habitude, lorsque nous recevons un cadeau, celui-ci a été soigneusement enveloppé dans un emballage de sorte que généralement la première question qui vient à l’esprit est : « qu’est-ce que c’est ? » À bien y réfléchir, ce n’est pas une habitude futile car ses racines anthropologiques sont profondes, elles nous renvoient à la philosophie du don. Le papier d’emballage rappelle qu’un don, ce n’est pas seulement une chose donnée, c’est d’abord un acte, l’acte de donner, acte qui met en relation deux personnes : celui qui donne et celui qui reçoit. En demandant « qu’est-ce que c’est ? », le destinataire d’un cadeau lève les yeux vers celui qui le lui donne à la recherche d’un premier indice sur le visage de son bienfaiteur et il découvre que la joie du don est multiple. Il comprend qu’elle n’est pas seulement liée au contenu du don – qui dans un premier temps lui échappe – mais également au fait même d’en être le destinataire – « quelqu’un a pensé à moi, quelqu’un m’aime » -, et aussi que cette joie a affaire avec le donateur lui-même : « Puisqu’il vient de toi, le cadeau ne peut être que bon ». Pour le dire autrement, le papier cadeau a un effet cathartique : il guérit de l’avidité qui conduirait à nous ruer immédiatement sur l’objet reçu pour dilater au contraire notre cœur aux multiples harmoniques relationnelles des échanges de cadeaux.

De quoi la manne et, par suite, l’eucharistie veulent-elles nous guérir ?

Le lieu biblique par excellence pour méditer là-dessus, vous l’aurez deviné, c’est l’épisode de la manne (Mann hou – « qu’est-ce que c’est ? ») entendu en première lecture, épisode qui à son tour sert d’arrière-fond au discours sur le pain de vie et dont l’évangile nous a fait entendre une première séquence. En bref : de quoi la manne et, par suite, l’eucharistie veulent-elles nous guérir ?

(1) Tout d’abord, la manne est la réponse que Dieu apporte aux murmures et aux récriminations des fils d’Israël : Ah ! Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur, au pays d’Égypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! La liberté véritable, celle que Dieu veut donner, est une épreuve. Elle doit traverser la peur de la mort, la peur de l’inconnu, la peur du manque. Nos esclavages et nos mensonges sont tenaces car ils se présentent toujours sous la forme du bien – une grosse marmite de viande – au point de trouver Dieu là où Dieu n’est pas. Vous avez entendu en effet : Il aurait mieux valu mourir de la main du Seigneur, au pays d’Égypte… comme si, en Egypte, c’était le Seigneur, et non pas Pharaon, qui cherchait à les faire mourir ! Le drame d’Israël, c’est celui d’un désir régressif et aveugle, au fond un désir de mort tranquille sans se risquer à rencontrer le Dieu véritable, un désir qui change le mal en bien pourvu que les besoins primaires soient immédiatement assouvis. Première guérison donc : « arrête de te mentir à toi-même ; reconnais que tu as peur mais ne recouvre pas cette peur par la fausseté de l’idolâtrie. C’est le Seigneur qui est Dieu et non pas Pharaon, pas plus que les marmites de viande ».

(2) Et c’est bien dans ce sens que Dieu intervient. Il indique de quel côté il se trouve, non pas du côté de la mort et de l’esclavage mais de la vie et de la liberté, non pas dans ce territoire rassurant qu’était l’Egypte, mais dans le no man’s land quelque peu inquiétant du désert tant que n’aura pas été établie une relation de confiance avec le Seigneur. Car Dieu lui-même le reconnaît, le passage au désert est une épreuve au service de la croissance spirituelle du peuple. Les termes utilisés sont étonnants : Voici que, du ciel, je vais faire pleuvoir du pain pour vous. Le peuple sortira pour recueillir chaque jour sa ration quotidienne, et ainsi je vais le mettre à l’épreuve : je verrai s’il marchera, ou non, selon ma Loi. Que vient faire ici la Loi (Torah) qui, dans notre esprit, paraît si contraire à l’apprentissage de la liberté ? En réalité, il existe un rapport très étroit entre le don et la Loi, car il y a une loi du don. Recevoir un don, en effet, c’est recevoir ceci et non pas cela, c’est le recevoir maintenant, ni avant, ni après. À l’opposé du « tout, tout de suite » qui décrit si bien la mentalité contemporaine avec son rêve chimérique d’autonomie absolue, la vie selon le don est une vie de relation et de responsabilité des uns à l’égard des autres et de Dieu. Le don ouvre au respect absolu de ce qui a été donné et du donateur lui-même. Or, nous le savons bien, le don fondamental est le don de la vie. Il y a donc une « Loi de la vie » que nous sommes invités à reconnaître et à respecter : nous avons reçu cette vie et non pas une autre. Deuxième guérison donc : Accueillir la vie comme un don, ce grand don que Dieu nous fait, selon sa mesure à lui, quand il veut, comme il veut. Découvrir que la vie est une relation médiatisée par la Loi, ce grand don que Dieu nous fait pour que nous ne retournions pas dans nos anciens esclavages.

(3) Nous en arrivons alors au don lui-même, au pain venu du Ciel, un pain tellement divin qu’il est inouï et inédit. « Qu’est-ce que c’est ? – mann hou », tel est son nom. En réalité, la manne n’est pas désirable en elle-même mais uniquement en tant qu’elle est le don de Dieu. Pour elle, pas besoin de papier cadeau. Vous aurez d’ailleurs remarqué que la réponse à la question « qu’est-ce que c’est » n’est pas donnée par les fils d’Israël au terme d’une enquête scientifique mais par Dieu à travers Moïse : C’est le pain que le Seigneur vous donne à manger. Il en est de même dans l’Eucharistie. C’est la voix de l’Eglise qui, s’appuyant sur les paroles du Seigneur, nous indique ce que nous recevons : « le Corps du Seigneur ». Tant que nous vivrons en ce monde, le papier d’emballage, l’apparence du pain et du vin, ne cesseront d’envelopper le don de Dieu d’un voile de mystère et d’interrogation. Vivre de l’eucharistie, c’est au fond vivre d’un désir qui n’est pas le nôtre, c’est accueillir en nous le grand désir de Dieu, celui de se livrer lui-même en nourriture pour que le monde ait la vie et qu’il l’ait en abondance. C’est d’ailleurs pour cela qu’à chaque eucharistie, une fois prononcée les paroles de la doxologie (« par lui, avec lui, en lui… »), une fois donc que le Seigneur est là, présent, au milieu de nous, mas sous cet emballage bien mystérieux qu’est le Sacrement, eh bien, nous levons les yeux vers le Donateur et, scrutant intensément le visage invisible du Père, nous lui adressons notre prière la plus fondamentale : Père, donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour, tandis que lui-même nous a, en réalité, déjà répondu.

(1) Vivre selon l’Eucharistie, c’est vivre dans la liberté des fils qui préfèrent la frugalité du désert aux marmites de l’esclavage. (2) Vivre selon l’Eucharistie, c’est accueillir la vie comme un don avec ses lois et ses exigences, dans une douce dépendance à l’égard de Dieu et de sa grâce. (3) Vivre de l’Eucharistie, enfin, c’est lever les yeux vers le Père et laisser couler sur nos visages fatigués des larmes de joie et de reconnaissance, car, s’il nous éprouve, c’est pour que nous accueillons toujours davantage son Amour. Heureux les invités au repas du Seigneur !

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